Apichatpong Weerasethakul

Publié le - Christophe Slagmuylder

« La réalité virtuelle est synonyme de liberté »

La première œuvre entièrement réalisée en réalité virtuelle (VR) par le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul arrive à Bruxelles. 'A Conversation with the Sun' est une expérience troublante qui explore les profondeurs du rêve et de la mémoire et propose un retour aux origines de la vie. Une discussion entre Apichatpong Weerasethakul et le directeur artistique de Bozar, Christophe Slagmuylder.

Apichatpong Weerasethakul est connu pour ses œuvres contemplatives ayant pour toile de fond le nord-est de la Thaïlande. Ses films, renommés dans le monde entier, sont d’une beauté visuelle extraordinaire. Ils sont hantés de présences humaines et non-humaines naviguant dans un espace-temps dilaté. Des légendes anciennes s’y mêlent aux souvenirs personnels et des anecdotes sur des vies antérieures résonnent avec des thèmes d’actualité. 

Depuis des années, Weerasethakul marque l’histoire du cinéma avec de nombreux chefs-d’œuvre comme Tropical Malady (Prix du Jury à Cannes en 2004), Uncle Boonmee who can recall his past lives (Palme d’Or à Cannes en 2010) et Memoria (Prix du Jury à Cannes en 2021). À la demande de la Triennale 2022 d’Aichi, il a récemment réalisé A Conversation with the Sun avec des artistes japonais. Une performance expérimentale avec laquelle le réalisateur, pour la première fois, s’est essayé à la technologie VR.   

« Je suis très content du résultat », déclare Weerasethakul depuis Chiang Mai où il vit depuis quinze ans en compagnie de deux chiens. La Thaïlande est un pays politiquement instable, explique le cinéaste. "Mais je suis attiré par le désordre et le hasard." 

Est-ce pour cela que vous vouliez aussi travailler avec la VR ? 

Apichatpong Weerasethakul : « Honnêtement, je pensais que la réalité virtuelle m’amènerait ailleurs, qu’elle me propulserait dans l’avenir du cinéma. C’est ce qui m’a poussé à me lancer dans le projet. Mais je me suis trompé. Il s’avère que la VR est plutôt un mélange de théâtre et de cinéma, où les frontières entre réalité et illusion s’estompent. C’est autre chose, un autre langage. Le cinéma crée quelque chose de linéaire. Il y a des gros plans, des panoramiques, toutes sortes de mouvements de caméra pour guider les émotions du public. Mais en VR tout est très ouvert, il n’y a pas de cadre. Travailler avec la réalité virtuelle m’a souvent rappelé l’impermanence et l’interconnexion des choses. Cela reflète l’idée du bouddhisme, qui m’intéresse évidemment beaucoup. »

La VR ne vous a donc pas ouvert de nouveaux horizons en tant que cinéaste ?

Weerasethakul : « Je ne pense pas, non. Mais elle m’a fait réfléchir davantage à ce qu’est le cinéma. À quel point il est un médium limité et intime. Le cadrage, le mouvement, le son, tout cela est très subjectif, très contrôlé. Quand vous faites des films, vous forcez le public à regarder. Vous installez un cadre à travers lequel les gens doivent regarder. Bien que les gens pensent que la VR est immersive, le cinéma peut vous posséder davantage. »

La VR est donc plutôt… 

Weerasethakul : « Comme la vie ! La réalité virtuelle est active, tandis que le cinéma est physiquement passif. Comme les rêves. La VR est synonyme de liberté. Lorsque vous voyez le cadre ouvert de la VR, vous avez la liberté de regarder non seulement les personnages, mais aussi les arbres, les actions. De ce point de vue, la VR ressemble plus au théâtre. Ou à une performance. Dans A Conversation with the Sun, le public peut déambuler comme bon lui semble. Vous pouvez marcher là où vous voulez et les autres spectateurs vous apparaissent comme de petits points lumineux. Votre perspective n’est guidée par personne. Ce qui est en jeu, c’est ce qui se passe dans chaque partie de l’espace. » 

« Travailler avec la réalité virtuelle m’a souvent rappelé l’impermanence et l’interconnexion des choses. »

Pouvez-vous nous parler de la musique que Ryuichi Sakamoto a composée pour ce projet ? 

Weerasethakul : « Parce que j'ai grandi avec sa musique, le processus sonore de ce projet a été une expérience intense. J'ai partagé mes idées avec lui, en mettant l'accent sur l'absence de limites, sur la joie du vide. Je cherchais à détourner ce projet de l'obligation de narration. Mon intention était de partager l'expérience de vivre, de voir et d'écouter.” 

Dans votre oeuvre, qui est généralement considérée comme spirituelle, vous abordez plusieurs niveaux de conscience ou incarnations de la vie. Récemment, vous vous êtes essayé non seulement à la VR, mais aussi à l’Intelligence Artificielle (IA). Qu’avez-vous appris en travaillant avec une machine ?    

Weerasethakul : « Je considère l’IA comme une part de l’être humain et de notre conscience. J’accepte que les machines finissent par remplacer les êtres humains, mais elles sont notre création. Il faut des formes de vie hybrides ou nouvelles pour voyager au-delà de la Terre. Je crois que ce que nous faisons – que ce soit à travers l’art ou dans d’autres domaines – permet à cette vie nouvelle d’éclore. Je suis en tout cas heureux d’être le témoin des progrès de l’IA et de son impact. Si certains éprouvent le besoin de la contrôler, c’est parce qu’ils craignent d’être impuissants, de perdre leur autorité, leur sécurité, etc. Mais cette peur d’une réalité incertaine a toujours été présente dans l’humanité. Notre rapport à la connaissance a toujours été mouvant. »