Ce qui distingue l’amitié de l’amour est une forme de liberté inconditionnelle, selon Geoffroy De Lagasnerie. L’amour, quand il s’incarne dans la conjugalité traditionnelle, perçoit le monde extérieur comme une menace pour le couple. « Où est mon partenaire, avec qui est-il, et pourquoi rentre-t-il tard ? » sont autant de préoccupations qui hantent l’intimité conjugale. L’amitié, en revanche, est ouverte vers l’extérieur et a soif de nouvelles connexions ; elle implique rarement la jalousie, la possessivité ou le soupçon. L’amitié nous libère des contraintes du foyer pour nous inviter à flâner, à traîner de café en café jusqu’à pas d’heure à la recherche de nouveaux élus. C’est par cette ouverture que le trio nous propose l’amitié comme espace de réinvention de nos relations affectives : amicaliser les relations de nos vies permet parfois de les sauver.
Sous le regard politique et sociologique de Geoffroy De Lagasnerie, c’est d’ailleurs cette liberté qui fait de l’amitié une forme de « déclaration d’indépendance face aux institutions sociales et leur modèle de bonheur conventionnel. » L’amitié devient ainsi une sorte d’anarchisme émotionnel ; elle constitue « ce cercle où on résiste à l’hostilité du monde social. » Elle rejette l’exclusivité du couple et avec elle, la culture de la binarité qui sous-tend le monde social. « L'amitié, c’est précisément le contraire du deux. L’amitié, ça commence à trois. »
« L'amitié comme mode de vie, c'est penser sa vie comme une vie de rencontre, qui n'a pas de centre sinon la rencontre avec l'autre. »
Quant à l’amitié comme mode de vie combinée à une vie de famille, c’est un non catégorique exprimé en riant par le trio. « Nous trois, on est une anti-famille ». Mais comment l’amitié devient-elle un véritable mode de vie ? La réponse que nous donne le trio est : la relationnalité. Vivre ainsi l’amitié implique une reconfiguration de l’existence, où le centre de notre vie n’est plus Soi, mais le lien avec l’autre. L’amitié entraîne une conversion opérée par le collectif, où l’individu se transforme en être essentiellement relationnel. « Si Édouard s’effondre, moi aussi », illustre Geoffroy De Lagasnerie. Sous cette nouvelle nature, on s’engage dans les pratiques exigeantes et profondément éthiques dictées par l’amitié, telles que la générosité et la disponibilité à l’autre.
Aparté sur les transfuges de classe et la subversivité de l’affectivité
Édouard Louis nous convie ensuite à une réflexion sur la condition des transfuges de classe tandis que Didier Eribon nous rappelle que ce parcours est truffé de ruptures constantes, y compris sur le plan affectif. Édouard Louis souligne que la question de la relationnalité — avec qui l'on vit, partage son lit ou entretient des liens — s’inscrit profondément dans le politique. La violence du monde social impose au transfuge des fractures qui ne sont pas seulement personnelles, mais aussi sociologiques, même dans le domaine des relations intimes. « Quand on devient transfuge de classe, ce ne sont pas seulement nos sentiments envers notre milieu d'origine qui changent ; c'est notre capacité même à ressentir qui se transforme. On modifie notre subjectivité. On devient un étranger dans son propre environnement, incapable de parler le même langage que ceux avec qui on a grandi. »
Le trio souligne également que l’intimité dépasse largement la sexualité, et que la relationnalité, profondément politique donc, possède une force subversive bien supérieure. À l’époque de la légalisation du mariage gay, ce qui dérangeait réellement l’extrême droite française, explique Geoffroy De Lagasnerie, ce n’était pas la sexualité à huis-clos entre deux hommes, mais l'accès à l’institution du mariage et toutes les petites marques de tendresse qu'ils osaient exprimer en public.
“La littérature a souvent raconté les ruptures subjectives (chagrins d’amour, deuil, trahisons...). Moi, je cherche à dire les ruptures objectives, en quelque sorte sociologiques.”
L’écrivain, le jugement et la quête de reconnaissance
Selon nos invités, l’écrivain qui vit selon l’amitié n’écrit plus pour être reconnu, mais pour rencontrer l’autre. Geoffroy nous l’avait déjà dit : l’amitié comme mode de vie offre une forme d'indépendance face aux institutions du monde social. Chez l’écrivain, elle l’invite à s’affranchir des cadres imposés par la littérature. « Je crois que c’est comme cela que nous pouvons, tous les trois, écrire des œuvres qui brouillent les frontières des registres et des genres littéraires. »
Cependant, Pascal Claude, modérateur de la discussion, souligne que l'on écrit aussi pour être lu. Toute publication ne cherche-t-elle pas, en fin de compte, les éloges de la critique ? Édouard lui répond alors avec une franchise désarmante : « Beaucoup d'écrivains rêvent d'avoir un prix littéraire. Moi, je trouve que c'est la honte. Car cela revient à soumettre son œuvre à un tribunal dont on ne reconnaît pas la légitimité. » À la place des jurés, notre trio élève encore une fois la figure de l’Ami. Alors que les champs littéraire et académique nous martèlent que l’objectivité et la véracité d’un jugement émanent d’une distance froide face à l’œuvre jugée, le trio affirme que « le vrai nécessite une affectivité ». La critique la plus juste et la plus vraie vient d’un Ami qui vous connaît, car l’exigence morale de l’amitié implique le souci de véracité. Le jugement d’un ami est exigeant mais généreux, car un ami, note Didier Eribon, c’est quelqu’un qui souhaite que l’autre fasse ce qu’il fait du mieux possible. Et chacun d’eux le sait.
Le trio nous invite, à travers ce mode de vie de l’amitié qui les lie à repenser et déconstruire l’image traditionnelle de l’auteur : un auteur n’est pas un être torturé qui passe ses soirées seul devant un feu avec une pipe et un pull troué. Être écrivain, c’est arpenter la ville par soif de renouveau, c’est la quitter sur un coup de tête quand le besoin s’en fait sentir, c’est initier des conversations avec les fidèles des cafés du coin, c’est rire, sortir, et braver le froid pour apporter des croissants chauds à un ami chaque matin, comme Didier l’a fait un hiver pour Édouard.
1, 2, 3… Polyphonie
Cette rencontre nous a fait entendre trois voix distinctes, chacune explorant l’amitié sous sa combinaison d’angles différents : sociologie, littérature et vécu personnel. La polyphonie, regard choisi par Bozar sous la direction artistique de Christophe Slagmuylder, c’est peut-être aussi cela : non seulement la rencontre des genres et des voix artistiques, mais également la mise en relief des voix d’auteur.ices que nous nous bernons à unifier sous la figure du couple ou du trio.
Avec malice, Didier Eribon, Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis ont précisément déconstruit, nos deux thèmes de la saison : l’amour et la figure du couple artistique.
Didier Eribon nous a rappelé que « Sartre et Beauvoir, ce n’était pas juste Sartre et Beauvoir ». Mais c’était aussi Madeleine Gobeil-Noël, Claude Lanzmann, Camus pendant un temps, et d’autres encore. Les grands qui ont créé ne l’ont pas fait seuls. Les couples artistiques et littéraires qui ont marqué leur discipline ne peuvent être isolés de la constellation de penseurs et penseuses qui ont gravité autour d'eux et inspiré leurs œuvres.
Finalement, mieux encore que nous raconter l’amitié, le trio nous l’a donnée à voir.
Être ami, c’est sans doute cela : cette tendresse palpable depuis le public quand la voix de Geoffroy se noue, et qu’il cherche refuge dans le sourire d’Édouard Louis. Être ami, c’est Édouard qui nous dit : “Cette anecdote fait toujours pleurer Geoffroy, alors je vais la finir pour lui.” Être ami, c’est aussi Didier qui secoue Geoffroy de l’épaule, pas pour dire “reprends-toi” mais plutôt “je suis là”. C’est encore ce moment où Didier commence à lire au pupitre et qu’Édouard traverse la scène pour aller ajuster son micro, avant de se tourner vers nous, intrigués, avec un sourire : “Je lui avais promis que je le ferais.”
C’est face à ces scènes-là que les 1800 témoins silencieux que nous étions avons pu véritablement saisir la profondeur de l’intimité qui lie nos invités, et la réalité de cette amitié comme mode de vie.
Nous entrions dans la salle imposante Henry Le Boeuf pour rencontrer Geoffroy De Lagasnerie, Eribon et Édouard Louis. Nous en sortions en connaissant Geoffroy, Didier et Édouard. Le “trio royal de la littérature française d’aujourd’hui” nous a bien eus en nous offrant une conversation des plus informelles, profondément intime et chaleureuse, malgré les applaudissements intarissables qui les accueillirent sur scène.
Nous quittions Bozar sous l’impression enchanteresse d’avoir écouté non pas des écrivains liés d’amitiés, mais simplement des amis qui écrivent, ensemble.