Ensor, musicien rêveur
Les invités d'Ensor ont décrit comment l'artiste ostendais parvenait à amuser la galerie en sifflant par l'une de ses narines ! Quant à ses improvisations impressionnantes au piano, elles jouaient plutôt la carte de la sensibilité. Il abordait l’instrument de manière peu orthodoxe, les doigts allongés, principalement sur les touches noires du clavier. De nombreuses chansons pour enfants ne sont d’ailleurs composées que de ces notes, tout comme la musique chinoise et indienne. Prenons-nous Ensor en flagrant délit de nostalgie exotique ?
En 1906, les collectionneurs Albin et Emma Lambotte firent don à l'artiste d'un harmonium. Ce « home trainer musical » devint l'instrument préféré d'Ensor. L'harmonium ressemble à un piano à queue, mais le son est produit par de l'air poussé par des pédales. La deuxième différence avec le piano est que le timbre peut être ajusté par des boutons de registre, comme sur un orgue (au-dessus de la main d'Ensor, sur la photo ci-dessous). Cela permettait à Ensor de plonger dans différents univers sonores. L'instrument apparaît sporadiquement dans des compositions de Liszt, Mahler et Schoenberg. Ensor, bien que musicien amateur, les admirait et écrivit plusieurs pièces de musique à partir de 1905.
Musique sur toile
Avant même que l'idée de La Gamme d'Amour ne mûrisse, James Ensor peignait des scènes théâtrales qui semblaient préluder au ballet. Les « fêtes galantes » des peintres français Antoine Watteau, Nicolas Lancret ou Jean-Baptiste Pater en sont des sources d'inspiration évidentes. Des personnages hauts en couleur se rencontrent dans un lieu imaginaire où ils se profilent en bons vivants à l’état pur. Les scènes galantes d'Ensor donnent l'impression d'être une scène de théâtre par l'absence de perspective et d'horizon. Le tableau Les Ballerines de 1896 combine même le genre des fêtes galantes avec le personnage de Pierrot et des instruments de musique. Les fanfares et les concerts sont également de plus en plus représentés dans son œuvre. La musique occupe donc une place de choix, et pas seulement sur la toile.
Un surplus d’amour dans La Gamme d’Amour
Sur son harmonium, Ensor signa une série de pièces musicales qu’il rassembla en une œuvre en six parties pour un ballet en 1911 : La Gamme d'Amour. Le titre est un clin d'œil au tableau éponyme peint par Watteau en 1717. La Gamme d'Amour raconte l'histoire de l'amour impossible entre Miamia et Fifrelin et se déroule pendant le carnaval dans un magasin de masques et de marionnettes. Ensor, qui ne reçut pas de formation musicale, fit appel à quelques amis pour la notation musicale. Le directeur du Conservatoire de musique d'Ostende, Aimé Mouqué, mit sur papier les principales mélodies, puis l'œuvre fut orchestrée par Michel Brusselmans, le frère du peintre Jean Brusselmans.
La Gamme d'Amour est composée de six mouvements : Flirt des marionnettes, Lento et Andante de complainte et berceuse, Gamme d'amour, Marche funèbre, Enlacements et Pour un orgue de Barbarie. Ne vous attendez pas à un drame grotesque comme celui de Wagner, dont Ensor était pourtant un grand fan, mais à une œuvre de salon qui évite toute complexité et cherche simplement à plaire. Découvrez-en ci-dessous une version pour piano solo.
Ensor conçut sa création comme un ballet-pantomime dans lequel les costumes, la chorégraphie et les expressions faciales ont la même importance. Pour ce Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale), Ensor imagina les décors et les costumes sur des textiles peints. Il signa également le scénario. L'exposition James Ensor. Maestro présente des esquisses de décors, des idées de costumes de ballet et des affiches réalisées par l'artiste lui-même. Ce n'est qu'en 1924 que l'opéra fut représenté pour la première fois dans toute sa splendeur à l'Opéra royal flamand d'Anvers. Deux ans plus tard, il peignit une nouvelle œuvre intitulée La Gamme d'Amour. Autoréférence ironique ou aboutissement d'une obsession ?