Que signifie pour vous la demande de Bozar ?
« Lorsque Bozar nous a fait part de sa demande, nous étions enthousiastes et émerveillés. Cette mission représentait un énorme défi. Nous devions nous demander ce que cette musique signifiait pour nous et comment nous allions y répondre d’un point de vue professionnel. Heureusement, l'œuvre ne nous était pas tout à fait inconnue. »
La musique n’est jamais un détail pour vous...
« Robbrecht et Daem est un groupe de personnes. C'est une affaire de famille : le père, la mère et le fils. La musique est très présente dans notre quotidien à tous les trois ! À l’époque, nous avons eu la chance de construire une salle de concert. Nous entretenons aussi des relations amicales avec de nombreux musiciens. »
Et quelle place occupe exactement Bartók dans ce cadre ?
Robbrecht : « Pour moi, Bartók est une sorte d'univers. Il est très présent dans notre amour de la musique. J'ai aimé écouter ses concertos pour piano, avec une prédilection pour les interprétations du pianiste hongrois András Schiff, mais aussi les deux concertos pour violon, et en particulier le premier, un merveilleux concerto pour violon en deux mouvements qui est très peu connu. Bartók l'avait écrit pour une femme qu'il aimait, mais qui ne l'a jamais joué. Il est aussi un personnage tragique à de nombreux égards. »
« Pour moi, Bartók est une sorte d'univers. Il est très présent dans notre amour de la musique. »
Comment avez-vous découvert ce compositeur ?
Robbrecht : « Je suis arrivé à Bartók par deux chemins. D'une part, j’ai de la famille hongroise par alliance. Lors des fêtes de famille, je parlais souvent avec un pianiste de Bartók, de la présence de la percussion dans sa musique, de la manière d'utiliser le piano comme un instrument percussif… Bien que la musique pour piano de Bartók recèle une grande sensibilité. D’autre part, Anne Teresa De Keersmaeker, qui a très tôt intégré Bartók dans son œuvre, a été un autre canal qui m’a mené à lui. Nous nous sommes rencontrés vers l'an 2000 et nous avons parlé de cette pièce. J'ai immédiatement commencé à l’écouter intensivement. »
Qu'est-ce qui vous a frappé dans cette composition ?
Robbrecht : « Il y a beaucoup d'éléments très particuliers : la percussion, le rythme, les lignes répétitives, la fugue. »
Comment, en tant qu'architecte, aborder une telle œuvre ?
Robbrecht : « Nous avons réfléchi à la manière de donner une réponse architecturale à cette œuvre de Bartók. La musique possède son propre langage. Comment y répondre en tant qu'architecte ? Je pense que le grand atout de l'architecture est la géométrie. Le langage géométrique est le moyen par lequel l'architecture s'exprime. C'est vraiment cela, notre matière première. Même ici, dans la salle conçue par Horta, avec sa forme ovale et les colonnes qui l'entourent, la géométrie est très présente. C'est bien sûr le cas de nombreux bâtiments historiques. L'architecture gothique est inséparable de la dimension mathématique, par exemple. Alors oui, placer la géométrie et la musique côte à côte, c'est la tâche que nous nous sommes fixée. »
La géométrie joue également un rôle important dans l'œuvre de Bartók. En ce sens, y a-t-il une affinité avec le compositeur et son approche formelle ?
Robbrecht : « Bien sûr. Bartók, comme nous, était fasciné par les nombres, notamment la séquence de Fibonacci, une série très simple d'additions successives : un plus un font deux, deux plus trois font cinq, et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Ces chiffres finissent par former une sorte de spirale. Nous aussi, nous travaillons avec des nombres, mais nous avons notre propre série. Nous l’avons appelée « Louie » en guise d’hommage à Louis Kahn, un architecte que nous admirons. Ces chiffres n'ont rien à voir avec lui par ailleurs. Nos nombres sont basés sur trois, cinq et sept. Ce sont les premiers nombres premiers, en fait. Et nous les multiplions les uns par les autres. Le nombre central chez nous est 105 : trois fois cinq fois sept. On pourrait presque dire qu’il s’agit de notre mètre, mais ce sont des rapports qui ne sont pas liés à des mètres ou à des centimètres. Nous avons vérifié où notre séquence de nombres correspondait à celle de Fibonacci et nous avons choisi ces nombres pour les intégrer à nos figures. »
Comment cela se traduit-il concrètement au niveau spatial ?
Robbrecht : « Il y aura cinq figures dans la salle. Ces figures sont angulaires et le nombre d'angles correspond également aux nombres de Fibonacci, dont trois, cinq et huit. Mais ce que Bartók fait aussi parfois, c'est s'en écarter. Ainsi, même dans notre configuration, il y a une exception.
L'une des particularités absolues de l'œuvre est que Bartók crée une dichotomie au sein de l'orchestre : il juxtapose deux groupes de cordes dans une sorte de relation antiphonique. Nous faisons de même. Il n'y a pas de symétrie, mais une dichotomie dans les figures qui correspond à la disposition de l'orchestre.
Ce qui a également été fondamental dans les choix architecturaux, ce sont les horizontales et les verticales : il y a deux éléments horizontaux et trois éléments strictement verticaux. Cela reflète les harmonies musicales et la manière dont elles se déploient. La forte dimension rythmique de la musique est également très présente dans la géométrie que nous employons. »
« La façon dont nous lions les éléments à ces colonnes crée une relation très étroite entre notre apport architectural et l'espace de Horta. »
L'architecture de Horta influence-t-elle votre intervention ?
Robbrecht : « L'architecture de Horta est particulière. Nous ne pouvons évidemment pas nous soustraire à l'enveloppe architecturale de la salle telle qu’il l’a conçue et qui porte également en elle une sorte de rythme, par exemple dans les colonnes. La façon dont nous lions les éléments à ces colonnes crée une relation très étroite entre notre apport architectural et l'espace de Horta. Ce que je veux souligner, c'est que notre travail n'est pas une sorte de scénographie comme au théâtre. Là, tout devient noir et on voit des choses. Ici, l'architecture de Horta reste un fait et nous établissons un lien avec elle. Au sens propre : nous utilisons les colonnes pour suspendre des éléments via tout un réseau de câbles. Ces câbles traversent l'espace en diagonale et lui donnent, en quelque sorte, une tournure différente, qui est également en relation avec la musique. »
Vous avez parlé de théâtre, la lumière joue-t-elle un rôle dans votre intervention ?
Robbrecht : « Certainement, nous utilisons la lumière comme un outil et nous collaborons avec quelqu’un de très spécial pour cela : Hans Meijer. De manière discrète, la lumière rend tangibles les évolutions de la musique. Il y a des passages bien précis dans la musique que nous marquons au niveau lumineux, c’est notamment le cas du stretto. La musique de Bartók possède aussi quelque chose de très particulier, une dimension presque nocturne, rêveuse, sombre. C'est de la « musique de nuit ». Nous voulons aussi rendre tangible le caractère onirique de ces passages. Une sorte d'obscurité rend les objets presque fluides, présents mais aussi absents. »
Propos recueillis par Cedric Feys le 13 juillet 2024 (traduit par Judith Hoorens)