Durant trois décennies, une relation artistique intense ponctuée de projets communs sera bénéfique à ces deux artistes qui se sont rencontrés à Zurich en 1915 et se sont mariés en 1922. Lorsque Taeuber croise pour la première fois Hans/Jean Arp, elle est âgée de 26 ans. Diplômée de l’École des arts appliqués de Munich, l’artiste enseigne à l’École des arts décoratifs de Zurich. Taeuber visite ainsi l'exposition Tapisseries modernes, broderies, peintures et dessins à la Galerie Tanner, dans laquelle Arp expose des œuvres avec Otto van Rees et Adya van Rees-Dutilh. Quelque temps plus tard, probablement au printemps 1917, ils tombent amoureux l'un de l'autre.
Zürich entre-temps, est devenue le repère des esprits libres et rebelles : c’est de là que va rayonner le mouvement Dada. Un courant artistique qui vise à enterrer avec panache la culture bourgeoise. Ils sont quelques-uns réunis en février 1916, des artistes exilés qui scellent un pacte dans un café situé dans une ruelle de la vieille ville, le fameux Cabaret Voltaire. Ces jeunes gens dénoncent le beau, les poètes sirupeux et surtout la guerre qui traverse l’Europe du début du siècle.
Sophie Taeuber-Arp remet, elle aussi, en question les formes traditionnelles de l’art. La rencontre avec Arp l’amène tout naturellement à fréquenter les dadaïstes en 1916 et à participer à leurs activités. Depuis 1915, elle danse et est en contact avec le mouvement de l'école d'art du grand Rudolf von Laban, figure majeure de la danse moderne. À l'occasion de l'ouverture de la Galerie Dada en 1917, elle exécute des danses expressives modernes.
En 1948, Hans/Jean Arp revient sur ces années et la rencontre avec « sa » Sophie : « En décembre 1915, j’ai rencontré à Zurich Sophie Taeuber-Arp qui s’était affranchie de l’art conventionnel. Elle me montra des dessins, des tapisseries et broderies exclusivement composés en verticales et horizontales. ». Entre 1918 et 1920, le couple crée cinq grands collages nommés Duo-Collages, œuvres emblématiques de l’art concret. Ces collages, fondés sur l’utilisation de formes rectangulaires, annoncent l’art minimaliste.
Ces tableaux sont des réalités en soi, sans signification ni intention cérébrale. Nous rejetions tout ce qui était copie ou description, pour laisser l'élémentaire et le spontané réagir en pleine liberté.
Une grande œuvre commune
La structure et les couleurs des Duo-Collages vont par ailleurs servir de modèle pour entreprendre le vitrail de la cage de l’Escalier de l’Aubette, une de leurs plus grandes œuvres communes. Monument aujourd’hui classé, il fait partie des musées de la ville de Strasbourg sous le nom d'Aubette 1928.
C’est en effet à la fin des années 20, que Sophie Taeuber-Arp reçoit une commande de décoration d’intérieur gigantesque à l’initiative des frères Paul et André Horn. Pour réaliser l’aménagement de cet espace qui va devenir un lieu de loisirs, elle fait appel à Hans/Jean Arp et Theo van Doesburg, peintre, architecte et théoricien de l'art néerlandais, connu pour être le fondateur du mouvement De Stijl. Les trois artistes aménagent donc une dizaine de salles sur quatre niveaux dans une dynamique d’œuvre d’art total.
Certains espaces sont réalisés de concert, d’autres sont l’œuvre unique des artistes. Cependant, c’est Théo van Doesburg qui tire les marrons du feu, en invisibilisant le couple Taeuber et Arp en particulier dans la revue De Stijl consacré à l'Aubette. Il y mentionne à peine Hans/Jean Arp et surtout fait référence au « bon goût » de Sophie Taeuber-Arp alors qu’elle était responsable du chantier. Cette manière de caractériser le travail de la Suissesse, fait écho à l’incontournable travail de Linda Nochlin, Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? paru en 1971 dans ARTnews et qui a fait date dans l’histoire de l’art. Nochlin déconstruit la notion de génie artistique codée par les hommes et dévoile les structures institutionnelles qui ont largement contribué à invisibiliser les femmes, et aussi à éclipser l'importance des réseaux dans la carrière des artistes.
Au décès de Sophie Taeuber-Arp, en 1943 dans des circonstances tragiques, intoxiquée au domicile de Max Bill à Zurich par les émanations d'un poêle à charbon à la veille d’un retour forcé en France, Hans/Jean Arp plonge dans une dépression profonde alors que sa santé physique et mentale était instable durant la Seconde Guerre mondiale. Le mari épleuré a contribué avec les meilleures intentions du monde, à figer l’image de Sophie dans des écrits certes émouvants mais avec une forte tendance « à l’enfermer dans un lieu un peu indéterminé, entre l’élégie, le rêve et la réalité », résume l’historienne de l’art, Cécile Bargues.
Voici ce qu’il écrivait, meurtri, un an après la mort de sa femme :
Tu rêvais d’étoiles ailées,
de fleurs qui cajolent les fleurs
sur les lèvres de l’infini
Tu rêvais de ce qui repose dans l’immuable demeure de la clarté
Tu peignais une rose dévoilée
Un bouquet d’ondes
Un cristal vivant
Jean Arp, dévasté, et ses amis comme Michel Seuphor, Marcel Janco ou Hans Richter, se sont joints à lui pour chérir le souvenir de Sophie, mue en ange bienveillant. On parla beaucoup d’elle et surtout pour elle.
Sophie sous un autre jour
Pour l’historienne de l’art Isabelle Ewig, le premier catalogue établi par Hans/Jean Arp et Hugo Weber pour la monographie de 1948 avait l’intention de consolider la réputation de Sophie Taeuber-Arp en tant que femme peintre et sculptrice faisant aboutir certaines œuvres ou en donnant de nouvelles versions au projet initial de Sophie. Il nomma plusieurs Duo-Collages alors qu’ils n’avaient probablement pas été réalisés ensemble sur le moment comme l’a montré Walburga Krupp, commissaire de l’exposition à Bozar dans ses travaux. Cette monographie d’ailleurs ne rendait pas compte de ses autres activités comme la création de marionnettes, décors de scène, décoration murale, architecture, aménagement intérieur comme l’Aubette.
On oublia aussi que de 1925 à 1942, Sophie Taeuber-Arp a participé à plus de quarante expositions, dans des musées réputés que ce soit en Europe, aux États-Unis ou au Japon. Les archives privées deviennent alors des sources précieuses pour les historiennes. Ce sont justement les échanges issus de la sphère de l’intime qui nous permettent aujourd’hui de découvrir Sophie Taeuber-Arp sous un autre jour. On découvre qu’elle n’était pas cet ange sacrificiel toujours souriant et spontané.
Grâce à la publication, en 2021, de nombreuses lettres inédites de Sophie Taeuber-Arp, adressées à sa sœur, à Hans/Jean Arp et à d'autres, un regard différent sur sa vie peut prendre forme. Ce corpus réuni dans trois ouvrages imposants édités par Medea Hoch, Walburga Krupp et Sigrid Schade comprend 431 lettres et cartes postales, débutant en 1905, se terminant en décembre 1942, peu avant son décès.
On y décèle que Arp amena Taeuber à prendre conscience de l’importance de ses progrès novateurs dans l’art. Mais d’un autre côté, la carrière de Sophie Taeuber-Arp aurait souffert de la concurrence de son mari. Sophie Taeuber-Arp prenait souvent en charge les travaux préparatoires de Arp, terminait aussi ses œuvres pour qu’il puisse honorer certaines commandes, devait se concentrer ensuite sur son propre travail artistique ainsi que sur les tâches domestiques et administratives qui lui pesaient.
Il est aussi possible par exemple de revisiter l’histoire de la réalisation de l’Aubette, surnommée la Chapelle Sixtine de l’art abstrait, pensée sans distinction entre les beaux-arts, les arts décoratifs ou l’architecture d’intérieur. Celle qui avait choisi par exemple, de garder le silence public face aux écrits de Van Doesburg dans la revue De Stijl en 1928, se dévoile dans une lettre à Louise Maass, une ancienne condisciple de l'école Debschitz : « Je me suis donné la peine de comprendre les théories de Van Doesburg. Il prétend que ses compositions n’ont rien à voir avec la décoration, qu'elles sont de pures mises en forme de l'espace. Certaines sont très belles, mais je crois qu'il se fait une théorie personnelle. Je vois comment Van Doesburg se fâche avec tout le monde parce qu'il se surestime tellement qu'il se sent toujours incompris et exploité ».
Dans une autre lettre, elle ne cache plus son courroux :
Il a utilisé son activité journalistique pour présenter l'Aubette comme son travail et omettre nos noms. Je commence à manquer de patience, d'autant plus que c'est à nous que la commande avait été passée et que nous avons fait appel à Van Doesburg uniquement parce que c'était trop important pour nous à côté de nos autres travaux.
Sophie Taeuber-Arp et d’autres femmes artistes ont été les clés de voûte de changements profonds à l’origine d’une valorisation sans précédent des arts dits mineurs. Elles étaient capables de passer d’une discipline à une autre, symbolisant peut-être les rôles multiples qu’elles occupaient en tant que femmes au sein de leur époque, femmes artistes et femmes d’artistes. Tous ces rôles renforcent l’idée que pour elles, ces disciplines ne relevaient pas d’une hiérarchie, et appartenaient à la vie quotidienne.
L’exposition Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp, Friends, Lovers, Partners est à découvrir du 20 septembre 2024 au 19 janvier 2025.