Publié le - Astrid Jansen

PAV.LOV. un vaisseau qui crée des liens

Trois jours pour parler des amours, les interroger, les célébrer

En novembre, Bozar accueille le Pavillon des Amours, un projet itinérant de Laëtitia Badaut Haussmann. Artiste plasticienne sans frontières ni medium de prédilection, elle propose ici une entité hybride, à la fois architecture mobile et sculpture éphémère, conçue pour voyager de ville en ville, invitant à des échanges où l’amour se réinvente. Un projet qui abrite des récits alternatifs dans l’optique de repenser les amours comme une force vive, queer et contemporaine. Rencontre avec Laëtitia Badaut Haussmann.

Comment la structure du Pavillon des Amours a-t-elle été pensée pour incarner les valeurs d'ouverture et comment les choix architecturaux encouragent concrètement des échanges horizontaux et inclusifs ?

Le Pavillon, que je perçois comme un vaisseau, est conçu comme un espace d'écoute et d'échange. Il s'agit d'une grande structure circulaire composée d'une trentaine de modules en tubes métalliques cintrés et de tissus. Ces modules s'agencent de manière à former un ensemble similaire à des quartiers d'orange, offrant ainsi au Pavillon la possibilité d'ajuster sa taille en fonction des contextes. Les choix architecturaux, réalisés en collaboration avec  h2o architectes, ont nourri nos réflexions respectives sur l'habitat mobile et la spacialisation inclusive . À l’intérieur, de long coussins permettent au public de s’installer confortablement avec l'idée d'une écoute « à l'horizontale ». Sur le plan graphique,  le dessin du module – que nous souhaitions sensible et accueillant – est en forme de cœur, ou de parenthèses, selon le point de vue. Un soin particulier a été apporté aux impressions des textiles extérieurs, issue d'aquarelles que j'ai réalisée en compagnie de ma fille. Je voulais une gamme chromatique qui puisse exprimer, sans que ce soit illustratif, un large spectre émotionnel.  L'intérieur du Pavillon est argenté, évoquant la science-fiction et, par rebond, un futur à inventer ensemble. Avec Emma Dumartheray et Safia Kessas, qui m’ont accompagnée pour la seconde édition ici à Bruxelles, l’objectif principal était de créer un safe space dans le Hall Horta. Un défi à réaliser dans un espace public aussi vaste et fréquenté, mais auquel on parvient de près, notamment grâce à son agencement et au travail sur la lumière.

Quels sont les grands enjeux sociétaux qui résonnent particulièrement avec le projet Pav.Lov. ?

Pav.Lov. est né de la convergence de multiples préoccupations face aux transformations actuelles : la vague #metoo, l’évolution médiatique autour des féminicides, l'essor des voix émancipatrices dans les écrits et podcasts féministes, le droit des enfants, la persistance des structures patriarcales dans les institutions et les politiques publiques, ainsi que l’urgence de mener des actions de prévention sur les violences et harcèlements sexuels et sexistes (VHSS) auprès des jeunes. Comment définir l’amour, la bienveillance, l’amitié ?  Quels outils transmettre aux enfants ? Sur les aspects du conditionnement patriarcal et capitaliste, je souhaitais interroger la place de la sphère privée. Depuis le XVIIIᵉ siècle, celle-ci est devenue le domaine de la famille selon une conception patriarcale, placée sous son autorité et officieusement en dehors du cadre de la loi publique. Un espace où ce qui se passe entre quatre murs reste souvent invisible, notamment en ce qui concerne les émotions, les relations affectives et malheureusement aussi les différentes typologies de violences. Il s’agit de déconstruire ce que nous avons appris : qu’est-ce qui est individuel, social, sociétal ? Cela soulève des questions d’égalité et de droits des minorités. Ce projet vise à créer un espace d’échange collectif, au-delà des formats classiques comme la littérature, la presse écrite ou le podcast, limités à une relation "un·e à un·e". 

Pav.Lov. inclut pourtant des séances d'écoute de podcasts et des pratiques telles que la méditation guidée, comment ces activités enrichissent-elles le programme et la réflexion autour des thèmes abordés ?

J’aime l’idée de recréer l’atmosphère d’une chambre d'adolescent·es où l’on passe l’après-midi entre ami·es, dans un cadre de convivialité et de relaxation, loin des lieux publics de consommation. Ce pavillon est conçu comme un espace de repos et de confiance. À part les parcs ou les musées (qui posent d’autres enjeux), il existe peu d’espaces publics permettant de simplement être ensemble. Ici, même si les podcasts impliquent une forme de consommation, ils restent avant tout des outils pour se détendre et accompagner une réflexion. Dès la première édition, la méditation a été introduite grâce à une personne extraordinaire, à la fois psycho-praticienne en intelligence émotionnelle et moniale bouddhiste, qui avait proposé une session sur la bienveillance, un moment marquant. En échangeant avec les équipes de Bozar, nous avons pensé au collectif Emergences, qui s’est imposé rapidement. Il était essentiel que le Pavillon des Amours accueille différents niveaux d'être ensemble, en reconnaissant l’importance des pratiques méditatives laïc pour le bien-être, la reconstruction et les relations pacifistes.

« J’aime l’idée de recréer l’atmosphère d’une chambre où l’on passe l’après-midi entre ami·es »
- Laëtitia Badaut Haussmann

Le projet traite de la notion de « récits alternatifs » autour des amours, quels aspects souhaitez-vous déconstruire ou réinventer à travers ces discussions et performances ?

Il y en a un paquet ! [rires] Les récits sur l’amitié m’intéressent, surtout quand elle enrichisse l’amour pour se détacher du foyer hétéro-normé. Depuis les Lumières et l'émergence de l'autonomie affective, les conceptions occidentales de l’amour et de l’amitié influencent nos comportements. La sociologue Eva Illouz parle alors de liberté négative et de subordination persistante. L’amour romantique peut devenir un piège pour l’amitié, en faisant croire que « vivre d’amour et d’eau fraîche » suffit, nourrissant une co-dépendance exclusive et ouvrant la voie aux relations toxiques. Nous sommes des êtres de liens et avons besoin de divers soutiens pour notre bien-être, qu'il soit mental, physique et économique. Dans un chapitre de son livre "Nos puissante amitiés", Alice Raybaud aborde l’évolution de l'amitié de l'enfance à l'adolescence, souvent encore très marquée par des préjugés liés à l’homosexualité ; ou à l'inverse les suspicions systématiques projetés sur les amitiés mixtes. bell hooks explore le rapport des femmes à l'amour et à l'amitié au mitan d'une vie, tandis que Dana Kaplan analyse auprès d'Eva Illouz le capital sexuel comme un outil social influençant des aspects comme la réussite et l’employabilité. Il est essentiel de reconsidérer notre rapport au désir, ainsi que nos manières de traverser les deuils et les dépressions : comment faire communauté autour de ces expériences qui tendent aujourd'hui à isoler ? Revenir à d’anciens rituels ou en créer de nouveaux pourrait nous aider. Des sujets comme la maternité, le couple et la famille suscitent aujourd’hui de nombreuses prises de parole, que ce soit pour exprimer enfin des non-dits ou pour proposer des récits alternatifs, créant ainsi une boîte à outils pour s'émanciper de ces carcans souvent mortifères. 

Le Pavillon des Amours ne remplace pas ces témoignages mais souhaite en être une chambre d’écho pour la circulation de la parole et de l’écoute sur un mode collectif.

De manière générale, comment sélectionnez-vous les intervenant·es pour favoriser une diversité de perspectives et enrichir les échanges ?

J’ai travaillé étroitement avec Safia Kessas du département Writers and Thinkers pour la programmation de cette édition. Les discussions ont commencé assez tôt avec Safia : je lui ai d’abord partagé le programme de la première édition qui avait eut lieu à Paris en 2023 afin de partir sur une base commune. Nous souhaitions inviter des personnes liées au territoire belge, idéalement vivant à Bruxelles ou à proximité. 

En effet, les discussions sur les amours à Bruxelles diffèrent de celles qui pourraient avoir lieu dans le sud de l’Italie, par exemple. Chaque territoire possède ses propres repères culturels, croyances et réflexions politiques, qui influencent les perceptions du genre, des sexualités et des relations, et ce, même dans un contexte globalisé.

Safia m’a présenté de nombreux intervenant·es que je ne connaissais pas, me faisant découvrir des personnalités inspirantes à travers des présentations précises et enrichissantes. Collaborer avec elle, professionnelle de la collecte de témoignages et de l’organisation d’entretiens, a été une expérience précieuse. Travailler à ses côtés sur ce projet que j’avais initialement conçu seule s'est révélé d'une grande richesse.