Ce n’est pas le plus connu des slogans de Mai 68, mais c’en est un que j’aime beaucoup. Il dit : « Assez d’actes, des paroles !
Le thème de Bozar pour cette saison, « Le rêve et l’action », m’offre l’occasion de faire le point sur cette tension entre les mots, les rêves, la réflexion, et ce qu’on appelle l’action, ou la réalité ; une tension à laquelle je suis confrontée en tant que personne qui est constamment en danger de tomber dans un trou dans la chaussée parce qu’elle flotte dans ses pensées ; en tant que personne qui lit des livres compulsivement depuis bientôt un demi-siècle, et qui en écrit depuis une vingtaine d’années.
Ce qui me plaît dans le slogan que je viens de citer, c’est la malice avec laquelle il met en évidence, en la retournant, une échelle de valeurs implicite dans notre société : la parole s’assimilerait à de la parlote, la pensée à de la branlette intellectuelle ; seule l’action serait noble et aurait une portée, un effet sur le monde. C’est une vision des choses que j’ai souvent rencontrée, en particulier dans les milieux de gauche et d’extrême gauche où j’ai longtemps évolué. Certains intellectuels que j’y ai croisés manifestaient une forme de désespoir à l’idée que, justement, ils étaient seulement des intellectuels, qu’ils ne faisaient que vendre du papier et prêcher des convertis, et que toute leur activité ne servait absolument à rien, alors que leur rêve aurait été de faire la révolution. Ce désespoir avait pour contrepartie une admiration pour la figure du prolétaire qui, lui, était capable de faire grève, de saisir l’outil de production et de mettre le grand capital à genoux – ou en tout cas d’essayer. Il me semble que chez les hommes qui tenaient ce discours, cette dépréciation de soi tenait aussi à la conviction que cet ouvrier héroïque et idéalisé possédait une puissance physique et une virilité dont eux-mêmes se sentaient dépourvus, comme si le fait de se consacrer à la pensée et à l’écriture était un peu un truc de femmelette, de bourgeois ramolli et dégénéré.
Quoi qu’il en soit, mon enfance et ma jeunesse ne m’avaient pas préparée à entendre déprécier l’activité intellectuelle. J’ai eu des parents qui, tout en venant de familles où la culture ne tenait pas une grande place, en avaient eux-mêmes une haute idée et une immense soif. Ils m’emmenaient au théâtre, à l’opéra ; ils m’offraient des livres. Je me souviens des romans qui se succédaient sur la table de chevet de ma mère : La Ferme africaine de Karen Blixen, L’Homme sans qualités de Robert Musil, La Montagne magique de Thomas Mann… Je l’entendais en parler et j’avais l’impression qu’à travers ces lectures, qui pouvaient durer des mois, elle passait par des expériences très importantes, presque mystiques, qui la changeaient. Cela donnait envie de l’imiter, de vivre les mêmes révélations, les mêmes bouleversements.
Le corollaire de cela, c’est que j’ai grandi avec la conviction obscure que les artistes, les écrivains, les penseurs étaient des sortes de demi-dieux, des êtres à part. Cette idolâtrie dans laquelle j’ai baigné a fait que je suis tombée de haut quand j’ai découvert plus tard que de grands artistes pouvaient être aussi de fieffées ordures, ou même simplement des êtres humains ordinaires, avec leurs faiblesses, leurs mesquineries, leurs contradictions. Je n’étais pas du tout préparée à embrasser la complexité de cette réalité, et les premières fois où j’y ai été confrontée – bien avant que le mouvement #metoo vienne poser le problème sur la place publique par le biais des violences sexuelles que des artistes sont susceptibles de commettre –, elle m’a percutée assez durement.
En somme, dans ma vie, j’ai commencé par entendre dire que l’écriture, la pensée, la création étaient tout, pour entendre ensuite affirmer qu’elles n’étaient rien. Et aujourd’hui, alors que j’ai pris mon indépendance par rapport aux deux familles que je viens d’évoquer, ma famille biologique et ma famille politique, le moment est peut-être venu de me demander : moi, à ce stade de ma vie, qu’est-ce que j’en pense ? Qu’est-ce que j’ai appris à ce sujet ?
Je crois d’abord que ma réflexion est conditionnée par le fait que les mots sont mon unique domaine de compétence. Jusqu’ici, j’ai toujours réussi à gagner ma vie grâce à eux, et heureusement, parce que je ne sais rien faire d’autre. Et je ne peux même pas me rassurer en prétendant que cette spécialisation serait un gage d’excellence particulière, parce que ce n’est pas le cas. Ce n’est pas parce que vous ne savez rien faire d’autre qu’écrire que vous écrirez mieux que les autres. Si contrariant que ce soit pour moi, il existe une foule d’auteurs qui ont mille talents différents et dont l’écriture me coupe le souffle. On peut même penser que ces talents entretiennent entre eux une sorte de conversation, qu’ils se nourrissent et se rehaussent mutuellement, de même que le fait de parler plusieurs langues permet de les parler toutes mieux, et pas moins bien.
Je suis très consciente de toutes les compétences qui me manquent, et je regrette parfois de ne pas avoir de prise directe sur le monde. J’apprécie à leur juste valeur les repas que mes proches me préparent, par exemple, et je regrette de ne pas pouvoir leur offrir le même plaisir. Récemment, sur une île grecque, j’ai aussi rencontré un immigré albanais, un entrepreneur en construction très recherché pour son savoir-faire, qui venait d’acheter un terrain sur une colline face à la mer et qui s’apprêtait à y bâtir sa maison. J’ai été très impressionnée, à la fois parce que cela m’a semblé un destin un peu moins ingrat que la moyenne pour un travailleur immigré, et parce que, étant moi-même obsédée par les maisons, je me dis que cela doit être extraordinaire de pouvoir construire celle dont on rêve de ses propres mains.
Dans sa correspondance avec Leïla Sebbar, publiée en 1984 sous le titre Lettres parisiennes, Nancy Huston remarquait que le danger, pour les auteurs, était de devenir comme le roi Midas dans la mythologie grecque, qui transforme tout ce qu’il touche en or et finit par mourir de faim : quand vous écrivez, tout ce que vous touchez se transforme en mots, et « le risque qu’on court, disait Huston, est de ne plus pouvoir toucher directement ce dont on a besoin : les êtres qui nous sont chers, les choses auxquelles on tient ». Je n’ai jamais oublié cette image.
Mais je ne peux pas non plus ignorer les trésors que l’écriture a fait pleuvoir sur ma tête. Je mesure la chance que cela représente d’avoir dans ma vie une activité qui me passionne et dans laquelle je ne désire rien d’autre que m’améliorer sans cesse. C’est aussi à l’écriture que je dois le fait que, au moins une fois par semaine, une personne inconnue – une femme, en général – illumine ma journée en me souriant ou en m’arrêtant dans la rue. Et c’est grâce à l’écriture que, pour le moment, en tout cas, je suis libérée de l’obligation du travail salarié, ce que je vis comme un privilège inouï et une aventure fascinante.
Pour moi, l’activité intellectuelle est à mettre au même niveau que les autres, ni au-dessus ni au-dessous. J’ai souvent écrit des livres pour m’élever contre cette mystique de l’action qui valorise une agitation frénétique et considère chaque moment de rumination, de respiration, de repos ou de retrait comme une défaite ou une complaisance honteuse. Loin de l’image d’Épinal du reporter-baroudeur héroïque et conquérant, j’ai même plaidé pour une forme de journalisme qui appréhenderait le monde depuis le confort d’un divan, d’une méridienne – c’est le nom que j’ai donné à mon blog : « La Méridienne ». Notre rapport au monde ne peut pas faire l’économie de cette couche de pensées, de lectures, de rêveries, qui nous permet de l’apprivoiser, de l’aménager, de mieux le comprendre et donc de mieux l’habiter. Je vis comme un honneur de pouvoir participer à l’étayage de cette sorte de nuée impalpable, invisible, et pourtant à mes yeux si importante. Et je compte sur ma bonne étoile pour prolonger ce plaisir le plus longtemps possible en continuant à me soustraire à tous les trous dans la chaussée qui tentent d’avoir ma peau.
Mona Chollet