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Le regard polyphonique 

Avant le début de la saison 24-25, Christophe Slagmuylder, CEO et directeur artistique de Bozar, partage son point de vue sur le rôle de la culture, la force des relations humaines et les nombreux couples artistiques.

Nous vivons dans une société complexe. Naviguer dans ce contexte relève souvent du défi et d'aucuns en abusent pour disperser la cohésion. À l'été 2023, j'ai entamé mes fonctions de CEO et directeur artistique de cette maison d'art, guidé par une conviction profonde : la culture doit irriguer la société dans toutes ses dimensions. Elle crée potentiellement de l’espace pour un changement positif, elle ouvre la voie. J’envisage Bozar comme un lieu polyphonique au sein duquel des voix discordantes peuvent cohabiter, au sein duquel des voix qui ne disent pas toutes la même chose parviennent à le dire ensemble. Pensons à la musique polyphonique du Moyen Âge. Les compositions célestes de Josquin Des Prez et ses comparses assemblent harmonieusement différentes voix dont le timbre et le caractère uniques se déploient à valeur égale. 

J’envisage Bozar comme un lieu polyphonique au sein duquel des voix discordantes peuvent cohabiter, au sein duquel des voix qui ne disent pas toutes la même chose parviennent à le dire ensemble.
- Christophe Slagmuylder

En feuilletant ce magazine, vous pouvez entendre une multitude de voix belles et puissantes. Celles de musicien·ne·s explorant une multitude de genres, d'un chef d'orchestre visionnaire propulsant la musique symphonique au 21e siècle, d’écrivain·e·s qui célèbrent l'amitié et nourrissent les imaginaires, d'un duo d'architectes interprétant la musique dans l'espace, et d'un cinéaste renommé s'immergeant dans la réalité virtuelle, offrant une perspective nouvelle au cinéma. Bozar présente une saison décloisonnée, elle est le fruit de choix collaboratifs et réfléchis selon un ensemble cohérent. Aucune cacophonie ni cri strident dans ces pages mais bien des voix distinctes et affirmées qui se répondent et se complètent. 

La polyphonie signifie avant tout, comme en musique, réunir plusieurs voix. C’est ce que nous faisons à travers nos nombreux programmes de concerts, expositions et nocturnes mensuelles. Mais la polyphonie peut aussi se nicher dans notre regard ou dans nos interprétations. Il est toujours possible de (re)penser les faits et les œuvres d'art à la lumière de différents prismes et contextes changeants. Pour percevoir plusieurs aspects simultanément, il faut se détacher de soi-même et se mettre en mouvement, tant physiquement que mentalement. Il s’agit de s’affranchir d’un angle figé, de la certitude d’une Grande Vérité. 

La polyphonie va à l’encontre d’une tendance à la polarisation induite par une voix dominante cherchant à étouffer les extrémités et toutes les nuances intermédiaires. J’envisage Bozar comme un espace où l’on expérimente une richesse de points de vue, où l'accent n'est pas uniquement mis sur un seul individu et sa propre influence, son propre reflet ou sur le selfie qui détourne son regard de ses semblables, du vaste paysage, de tout ce qui est singulier et digne d’être vu. 

La polyphonie va à l’encontre d’une tendance à la polarisation.
- Christophe Slagmuylder

Les œuvres d'art sollicitent plusieurs sens à la fois. Elles tissent toutes sortes de liens entre le corps et l'esprit. Un son peut modifier une image ; une vision faire entendre un ton ; un mot évoquer une couleur ; un espace physique devenir caisse de résonance ; le mouvement d'une image inciter les corps à danser. J’envisage Bozar comme un lieu où les idées peuvent circuler. Où des connexions inattendues et des échanges sensoriels se créent. Le regard polyphonique est notre unique guide, notre profonde conviction.  

Les artistes ne tombent pas du ciel. Ils ne travaillent pas dans le vide sidéral. Les cours classiques d'histoire de l'art considèrent un peu vite les grands  peintres et compositeurs comme des génies solitaires plutôt que comme faisant partie d'une communauté. Dans le domaine des arts, c'est le collectif qui émerge avant tout. Depuis longtemps, la musique, le théâtre et les performances privilégient le groupe, l'ensemble ou l'orchestre. Les cinéastes sont rarement solitaires. Les bureaux d'architectes sont des lieux de collaboration. De nombreux artistes disposent d'ateliers où ils travaillent avec des assistants spécialisés ou font partie de collectifs. Les duos, trios et groupes sont plus à même de remettre en question les hiérarchies établies sans pour autant sacrifier leur singularité ou leur rigueur.  

La saison 24-25 de Bozar met en lumière plusieurs couples d'artistes dont les œuvres ont marqué des moments déterminants du XXe siècle, favorisant ainsi des changements positifs. Sophie Taeuber-Arp et Jean/Hans Arp. Ils se sont rencontrés pendant la Première Guerre mondiale, en terrain neutre à Zurich, au Cabaret Voltaire. C’est là, dans cette zone échappant aux tumultes des États-nations en conflit, qu’émergea le mouvement dada comme une grande fête libératrice : une combinaison réjouissante de mots, de sons, d’images, de danse et d’arts appliqués. Une autre guerre mondiale plus tard, dans les années cinquante, Luciano Berio et Cathy Berberian se sont connus dans une atmosphère d’avant-garde musicale. Cathy Berberian inspirait tous les compositeurs tant elle naviguait avec aisance entre différents styles musicaux. Ce goût de l’éclectisme a poussé la mezzo soprano à collaborer avec des figures majeures de la musique classique, à interpréter les Beatles dans un style baroque puis la musique folklorique et les compositions de Kurt Weill. 

Toujours dans une optique de dépasser les clivages et les schémas de pensée étroits, l'équipe Expo de Bozar a élaboré ensemble, tel un grand geste collectif, une exposition qui témoigne de la puissance de l'engagement amoureux et de son impact sociétal. Love is louder, l’une des expositions piliers de notre saison, célèbre l’empathie, l’amitié et l'amour comme des forces rassembleuses, capables de résonner fort. 

Regardez, écoutez, ressentez. Dans les méandres de nos couloirs, les ombres mouvantes de nos salles, la lumière de nos scènes, se déploie un programme riche tissé avec les fils  de l'ancien et du nouveau, du populaire et du sophistiqué. Allez partout où vous mène cette joyeuse (con)fusion, c’est là que vous croiserez les regards polyphoniques de Berlinde De Bruyckere, Klaus Mäkelä, Kim Gordon et Peter Sellars ; de Patricia Kopatchinskaja, Gustavo Dudamel, Claudia Rankine et Boris Charmatz ; De Bryce Dessner, Caroline Shaw, Apichatpong Weerasethakul et du trio Edouard Louis, Didier Eribon & Geoffroy De Lagasnerie. Eux, elles et tant d'autres vous ouvrent grand les portes de Bozar lors de la saison 24-25.