Lisa De Visscher et Iwan Strauven : Vous avez souhaité que notre entretien se déroule au Parador, villa construite à Bruxelles en 1948 par l’architecte Jacques Dupuis, qu’il a ensuite agrandie en 1954. Pourquoi cette habitation compte-t-elle tellement pour vous ?
Yves Malysse et Kiki Verbeeck : L’œuvre de Jacques Dupuis a une signification particulière pour nous. En 2002, nous venions de fonder notre bureau ; cette année-là est aussi parue la première monographie consacrée à Dupuis. À l’époque, nous travaillions sur deux projets d’habitat très spécifiques – la maison FAR à Roulers et un loft à Anvers –, et pour les jeunes architectes que nous étions, nos approches étaient très variées. Honnêtement, à cette époque, nous ne connaissions pas bien l’œuvre de Dupuis, mais quand nous avons eu le livre entre les mains et découvert le projet du Parador, ce fut comme si, soudain, les pièces du puzzle s’assemblaient. Cette maison a un projet très dense qui fait la part belle à tous les plaisirs de l’habitat. On y trouve plusieurs espaces de réception, des salons, une majestueuse salle à manger, qui ont chacun un lien distinct avec le grand jardin. Ce qu’il y a de particulier dans cette maison, c’est la mise en scène de l’habitat qui règne dans chaque pièce. Dupuis utilise un vocabulaire spécifique et riche où la matérialité, le langage des formes et la scénographie jouent un rôle important. Il parvient à concevoir les intérieurs en faisant en sorte que chaque pièce possède une ambiance différente de celle de l’espace qui précède ou qui suit. Pour cela, il a recours à de nombreux éléments classiques qu’il transpose ensuite de manière très atypique. Cela donne de la profondeur à l’ensemble, et la maison devient une histoire à plusieurs niveaux. Sa manière bien à lui d’utiliser les matériaux et ses intérieurs parlants a créé un champ de tension qui nous a très impressionnés à l’époque et qui continue aujourd’hui à influencer notre travail.
LDV + IS : URA, le nom de votre bureau, évoque la célèbre cité antique. Dans votre travail, vous cherchez à créer un archétype qui se confronte à son contexte. Comment cela se passe-t-il précisément ?
YM + KV : Tout comme Dupuis, nous nous approprions le projet et le décomposons en scénarios que l’on transpose ensuite dans l’espace. En parallèle, nous développons une volumétrie à partir de l’archétype et nous l’insérons dans le contexte. Le contexte spatial compte beaucoup pour nous. Son analyse s’effectue de manière très intuitive. Parfois, il nous arrive de sillonner les environs à bord d’une camionnette, voire de camper quelques jours sur un site pour apprendre à le connaître. Le bâtiment que nous venons implanter dans le paysage doit être une plus-value et doit résister à l’usure du temps. On ne cherche pas forcément le consensus – il peut y avoir un peu de friction entre le bâtiment et son environnement. Mais nous voulons accompagner l’utilisateur jusqu’au bâtiment, guider son entrée. De ces diverses analyses et considérations naît alors le volume – clair et condensé. Nous confrontons ensuite ce volume au projet, l’un pouvant expliciter – ou contredire – l’autre. Les deux situations sont intéressantes. C’est un moment très fertile parce qu’on peut choisir de mettre l’accent sur l’une ou l’autre chose, et orienter ainsi le processus de création. Cela se passe toujours à la limite du rationnel et de l’émotionnel, du pragmatique et de l’intuitif, du fonctionnel ou du structurel et du viscéral.
LDV + IS : Parmi les différentes lignes que vous avez définies dans votre pratique architecturale, y a-t-il des projets clés qui selon vous ont amorcé une nouvelle phase ?
YM + KV : Les débuts ont bien sûr été essentiels. Nous avons commencé à trois. Joost Verstraete, à l’époque cofondateur d’URA, a joué un rôle important. Le bureau était un prolongement organique de nos années d’études. Notre premier projet fut la salle polyvalente d’Eeklo. La première mission était donc un marché public, ce qui était loin d’être évident pour un jeune bureau comme le nôtre. Cette opportunité nous a permis ensuite de décrocher d’autres marchés publics et de nous développer.
Notre manière de travailler favorise l’échange entre les différents projets. Certains thèmes voient le jour à un moment donné puis restent latents. Par exemple, la gare des bus à Bruges est en réalité née dix ans plus tôt avec notre étude BXL100, lors de laquelle nous nous étions concentrés sur l’espace public en proposant de petites interventions pour le rendre plus intéressant et plus agréable. Cette recherche contenait déjà notre vision des choses et notre conviction que de petites actions peuvent engendrer de grands changements.
KAU, la salle de sport à Uccle, a été un projet important parce que nous sommes parvenus à persuader le maître de l’ouvrage d’en faire plus qu’une banale salle de gymnastique. Tous ces éléments ont contribué à enrichir le bagage avec lequel nous aborderons le projet suivant.
Bien sûr, les choses se font par périodes. Quand Joost a quitté URA, nous avons décidé de garder le bureau. C’est très certainement à ce moment-là que l’approche sculpturale s’est renforcée parce que nous nous sommes focalisés sur l’architecture en soi. Il restait dans nos projets les traces d’un activisme qui a disparu de notre pratique sous sa forme de recherche autonome. Aujourd’hui, nous nous concentrons plus que par le passé sur des projets d’architecture pure, sans pour autant délaisser ce qui se passe à plus petite échelle.
Cette interview est disponible dans son entièreté dans la publication URA Yves Malysse Kiki Verbeeck. Architectural projects 2002-2020. Commandez votre exemplaire ici.