Publié le - Kurt De Boodt

Berlinde De Bruyckere

« Ce que j’aime par-dessous tout, c’est travailler dans le dialogue »

L’œuvre de Berlinde De Bruyckere est en constante évolution. D’une image en émerge une autre. Sans linéarité. Elle revient régulièrement sur ses pas et emprunte à nouveau un chemin qu’elle semblait avoir laissé derrière elle il y a des années. C’est également ainsi qu’elle a conçu l’exposition à Bozar, comme un chœur de voix qui se complètent. Régulièrement, elles invitent les visiteurs à revenir sur leurs pas.

Le titre, Khorós, est arrivé en dernier. Ce mot désigne à la fois le chant polyphonique et le groupe qui chante et danse dans les tragédies grecques. Les danses folkloriques présentent des variantes régionales issues des mêmes thèmes et motifs de base. Dans son œuvre, De Bruyckere suit la même approche. Dépouilles de chevaux, couvertures et peaux de bêtes usées, arbres, fleurs, corps sans tête, phallus et vulves reviennent dans des constellations différentes, approfondissant le sens. Ce faisant, ces formes revendiquent une place intermédiaire, entre homme et animal, arbre et homme, organe génital et fleur. L’identité reste fluide.  

Images des archives de l'artiste
Des images qui touchent

Khorós est la première grande exposition de Berlinde De Bruyckere à Bruxelles. Il s’agit également de la première exposition d’une nouvelle série à Bozar que la directrice Zoë Gray a baptisée Conversation Pieces : elle consiste à inviter un artiste à dialoguer avec d’autres artistes sur son propre travail. De Bruyckere réfléchit ainsi aux œuvres de ces 25 dernières années et aux échanges qu’elle a nourris avec des artistes de disciplines et d’époques différentes. « Ce que j’aime par-dessus tout, c’est travailler dans le dialogue », dit-elle lors d’une présentation au personnel de Bozar. « Être en relation avec les gens, être sensible à ce qui se passe autour de moi. Je ne voulais pas d’une rétrospective, mais pourquoi ne pas revenir sur les dialogues ? Qui a joué un rôle important dans mon travail ? Qui m’a aidée à développer mon univers et mon langage ? »  

Le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini est son premier invité. Dans son studio, elle observe des photos tirées de films. « Quelles sont les images qui me touchent ? Comment les faire dialoguer ? » De Bruyckere prête une attention particulière aux postures des acteurs, à leur corporalité. Des corps nus se touchent. Des membres s’étirent, se ramifient.  

Dans Khorós, la synchronisation n’est pas totale. Par exemple, Into One-Another. To P.P.P. est exposée dans l’une des dernières salles. Dans un vieux meuble de musée récupéré se trouve deux corps enchevêtrés. Comme d’habitude, il n’y a ni tête, ni yeux avec lesquels échanger un regard complice. Et pourtant, cette charnalité, cette peau de cire aux veines bleues et au teint rouge éveille la compassion. Aucune trace de P.P.P., de Pier Paolo Pasolini dans cette salle. Mais celle d’un autre compagnon de route de De Bruyckere : le peintre de la Renaissance Lucas Cranach l’Ancien. Salomé y présente la tête de Jean-Baptiste sur un plateau. 

Début/fin

Outre la mort, l’érotisme est très présent dans Khorós. Au cours de ces dernières années, la dimension sexuelle a pris de l’ampleur chez De Bruyckere. Dans les réactions à son œuvre, dit-elle, le sexuel est resté quelque peu sous-exposé. Par pudeur ? C’est le sujet de l’un de ses derniers dialogues, la dichotomie du Lingam et du Yoni hindous, représentant Shiva sous la forme d’un phallus émergeant d’une coupe vulvaire. Lors d’un voyage en Inde, De Bruyckere a assisté au rituel de fertilité : le Lingam et le Yoni sont arrosés de lait et parsemés de fleurs. De Bruyckere juxtapose ce rituel avec ses dessins de fleurs ressemblant à des organes génitaux. Ou sont-ce plutôt les organes génitaux qui ressemblent aux fleurs ? 

« J’ai l’impression, dans mon travail, de me mettre à écrire quelque chose d’autre », dit-elle. Dans la dernière salle, elle montre la sculpture la plus ancienne de l’exposition : Fran Dics (2001), une femme nue en cire dont la face avant est dissimulée derrière une toison de cheveux. Elle n’en paraît que plus nue. De Bruyckere la complète avec une nouvelle série de collages, sortis tout droit de l’atelier. Le poète T.S. Eliot l’avait déjà compris : « dans mon commencement est ma fin ». Mais aussi : « dans ma fin est mon commencement ».