Son film le plus célèbre est sans nul doute Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, que la jeune Akerman (alors âgée de 25 ans à peine !) a réalisé avec une équipe composée essentiellement de femmes. Fourmillant de détails minutieux, le film documente trois jours de la vie d’une veuve qui réside, vous l’aurez deviné, au Quai du commerce numéro 23, à Bruxelles. Pendant plus de trois heures, nous suivons une femme au foyer (jouée par l’actrice française emblématique Delphine Seyrig) qui range son appartement, épluche des pommes de terre, prépare le dîner, cire les chaussures de son fils, fait les courses et se prostitue tous les après-midis. Les rituels répétitifs de la routine quotidienne créent un sentiment d’effroi qui transforme ce film lent en un thriller envoûtant. Depuis sa sortie en 1975, sa notoriété n’a fait que croître, et pas seulement en Belgique et en France : récemment, il a figuré dans plusieurs listes prestigieuses de best of, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis, où il a acquis un statut culte.
Avant Jeanne, Chantal Akerman (née en 1950) s’était plongée dans le monde du cinéma underground de New York, où elle est arrivée en 1971. Cette période de formation l’a aidée à se libérer des contraintes de la réalisation traditionnelle. Elle a filmé l’hôtel délabré et ses pensionnaires, et photographié les rues de New York, juxtaposées aux lettres envoyées par sa mère depuis la Belgique natale. Ses films ont toujours été profondément personnels, et sa mère Nelly, survivante de la Shoah et source d’inspiration d’Akerman, a toujours occupé une place importante.
« Je dis toujours, les gens sortent d’un film et quand le film est bien, ils disent : ”On n’a pas senti le temps passer”. Et moi, ce que je veux, c’est que les gens sentent en eux le temps passer. Donc, je ne leur ai pas volé ces deux heures. Ils les ont vécues. »
Akerman ne s’est jamais conformée aux normes et a fait exactement les films qu’elle voulait faire : fiction, documentaire ou films expérimentaux et essais cinématographiques. Elle a également réalisé des vidéos et des installations et a publié une pièce de théâtre et deux romans d’« auto-fiction ». C’est en raison de cette pratique très éclectique qu’il a été difficile de classer Chantal Akerman dans la catégorie traditionnelle des réalisateurs de « films d’auteur », ce qui explique sa position marginale dans le monde du cinéma. Mais elle a aussi été très tôt adoptée et adulée par de nombreux cinéphiles, artistes visuels et autres cinéastes, qui voyaient en elle une artiste radicalement innovante et une pionnière du cinéma féministe moderne.
Un Divan à New York (1996), une comédie maladroite sur la psychanalyse avec Juliette Binoche et William Hurt, fut un projet plus grand public. Akerman aimait les villes : Bruxelles, Paris, New York. Mais elle a voyagé dans le monde entier pour son travail documentaire : dans le sud des États-Unis, à la frontière mexicaine, en Europe de l’Est ou en Israël. Ses films documentaires ne sont pas journalistiques, mais artistiques et immersifs. Ils reposent rarement sur une narration ou des interviews, mais sont remplis de portraits de personnes et de paysages. Parmi ses films de fiction, on trouve aussi quelques sobres adaptations d’œuvres littéraires de Marcel Proust ou de Joseph Conrad, dont l’une fut tournée dans la jungle du Cambodge.
« Il y a trop de culture à Paris ; cette culture pèse sur vos épaules comme un gros poids lourd. Ici [à Bruxelles], on est plus libre, car bien qu’il existe une culture belge, elle n’est pas reconnue comme une grande culture. En fait, c’est comme la Tchécoslovaquie pour Kafka. C’est un bon endroit pour travailler. »
Son dernier film était l’un de ses plus personnels : No Home Movie (2015), un portrait vidéo de sa mère durant ses derniers jours. La même année, Chantal Akerman s’est donné la mort. À son décès, les hommages de réalisateurs tels que Claire Denis, Apichatpong Weerasethakul ou Gus Van Sant ont témoigné de son influence sur le cinéma contemporain. Todd Haynes a déclaré que visionner ses films était « l’une de ces expériences qui changent notre façon de penser, de voir, d’imaginer le cinéma ».