Pourquoi la thèse développée en 2009 par Didier Eribon dans Retour à Reims est-elle encore actuelle aujourd’hui ?*
Parce qu’une partie de la classe politique française n’a pas tiré les enseignements qu’elle pouvait extraire de l’ouvrage. Dans cet essai à caractère autobiographique, Didier Eribon revient dans sa famille après une longue absence, et découvre que celle-ci, qui avait toujours été de gauche – communiste –, a été vampirisée par le Front National. Et il réalise que ce passage à l’extrême droite a été rendu possible parce que la gauche socialiste a totalement délaissé son discours traditionnel et s’est éloignée du peuple, pour devenir une gauche de l’élite, étrangère aux préoccupations des gens qu’elle est censée défendre. Ce qui était vrai en 2009 l’est encore plus aujourd’hui : le personnel politique de la gauche traditionnelle ne s’étant pas saisi du constat dressé par Didier Eribon, le phénomène a perduré et s’est amplifié. Et à mon sens, Emmanuel Macron fait la même erreur : en évitant la question sociale, en manquant d’empathie, il permet à Marine Le Pen de prendre une place beaucoup plus forte et d’occuper seule ce terrain.
On sait que l’électorat populaire est acquis à Marine Le Pen. En revanche, Éric Zemmour a réussi à drainer un électorat bourgeois et diplômé. La thèse du livre ne devrait-elle pas être réactualisée ?
La thèse d’Eribon reste valable pour expliquer le succès de Marine Le Pen. Mais pour ce qui concerne l’électorat d’Éric Zemmour, – ce sera passionnant d’écouter le philosophe sur le sujet –, la thèse du Retour à Reims doit être complétée. Autre enseignement du premier tour de l’élection présidentielle, le vote a confirmé, au moins au niveau national, l’effondrement du clivage traditionnel gauche- droite, déjà annoncé par l’élection de 2017. Est-ce que pour Didier Eribon, Jean-Luc Mélenchon serait celui qui a compris le message de Retour à Reims ? Le philosophe ne s’en cache pas, il a voté Mélenchon au premier tour, malgré le fait que le candidat se soit fourvoyé par ses soutiens à la Russie et son aveuglement au début de la crise russo-ukrainienne : l’attention à la question sociale excuse tout ? On lui posera la question.
Comment expliquer la qualification de Marine Le Pen pour le second tour ?
Marine Le Pen a réussi à faire oublier ses positions sur la Russie parce qu’elle a centré son propos sur le pouvoir d’achat, qui figure en tête des préoccupations des Français. Elle donne le sentiment d’écouter les gens, de respecter leur ressenti. Elle a aussi habilement fait oublier que son parti est financé par une banque russe proche du pouvoir, mais je me demande également, et là encore ce sera l’occasion d’en parler avec Didier Eribon, si son électorat n’a pas tendance à pardonner rapidement, pour peu qu’il sente que l’on cherche à prendre soin de lui. Par ailleurs, Marine Le Pen a veillé à adoucir fortement son image, elle est beaucoup plus solaire, plus humaine, elle confesse plus facilement ses erreurs, elle montre ses fragilités… alors que sur le fond, son programme demeure le même et conserve les fondamentaux de l’extrême droite qui sont autant de menaces pour l’état de droit, pour l’Union européenne et pour l’égalité entre Français. Paradoxalement, s’appuyant sur la gouvernance jupitérienne du président sortant, elle le fait apparaître comme un despote qui a imposé les masques et méprisé les masses, et elle parvient simultanément à incarner, en apparence, du moins, le rôle de la mère de famille préoccupée par le bien-être de ses enfants. Pour le second tour cependant, le contenu de son programme est enfin scruté dans le détail, on verra si ce sera suffisant pour en détourner les Français qui voteront, ou inciter les abstentionnistes à utiliser leur bulletin.
On a souvent interprété les résultats de l’élection de 2017 en termes de classes, les couches populaires soutenant Marine Le Pen, et la France des métropoles et des bourgeoisies de gauche et de droite votant pour Emmanuel Macron. Est-ce toujours le cas 5 ans plus tard ?
On parle d’un vote de classe pour l’effet Le Pen, mais l’électorat de Zemmour est beaucoup plus hétérogène et s’étend des classes aisées à la classe moyenne éduquée mais précarisée. Plus globalement, l’extrême droite bénéficie du délitement de la droite traditionnelle. Les poids lourds de la droite dite modérée ont tenté de se rapprocher des thèses de l’extrême droite mais si l’on en juge par les résultats du premier tour en 2017 et du 10 avril dernier, leur électorat semble avoir préféré soit rejoindre Emmanuel Macron, soit soutenir directement le Rassemblement National et Reconquête ! Il faudrait presque sur ce point un « Retour à Reims de droite » qui raconterait l’histoire d’un électeur de droite retournant dans son milieu et réalisant que celui-ci a viré à l’extrême droite durant son absence. Pour ce faire, il faudrait alors interroger l’éclatement du spectre des marqueurs gauche-droite, sur lequel on aimera entendre Didier Eribon. Cet axe gauche-droite a eu au fond trois fossoyeurs : le Parti socialiste, qui s’est détourné de son message et de son électorat naturel, la droite, qui a commis l’erreur de croire qu’elle triompherait de l’extrême droite en se rapprochant de ses idées, et Emmanuel Macron, qui a créé une force alternative du centre, susceptible d’accueillir les électeurs déçus de la gauche et de la droite modérées. Bien entendu, il faudra voir si cet effondrement se confirme avec les Législatives de juin prochain et se demander, à plus long terme, si le parti d’Emmanuel Macron survivra une fois la question de sa succession posée. Il y a beaucoup d’inconnues encore et c’est pour cela que je suis ravie de pouvoir interroger Didier Eribon sur toutes ces problématiques. Sur base des prochains résultats électoraux, il serait opportun, je pense, de se livrer à une analyse profonde du nouveau paysage politique français. Comment, par exemple, expliquer qu’aujourd’hui l’extrême droite représente un bloc de plus de 30% d’électeurs et que les antisystèmes font plus de 50% ? Est-ce simplement l’air du temps ou un phénomène plus profond ? On peut aussi se demander si ce qui manque à la plupart des responsables politiques français ne serait justement pas un Retour à Reims, c’est-à-dire ce retour sur eux-mêmes à travers une introspection en direction de leurs points d’origine duquel ils se sont éloignés mais aussi via l’écoute approfondie et humble des citoyens et l’analyse d’un langage politique qui n’impacte plus. Où doit on retourner pour retrouver une manière pertinente de s’adresser à et d’agir pour un peuple qui s’est lui aussi éloigné de la politique ? Plus fondamentalement, on demandera aussi à Didier Eribon si avec le surgissement de crises extrêmement lourdes, successives et puis simultanées – la destruction de la planète, la pandémie et la guerre sur le continent européen –, une femme ou un homme politique serait encore capable d’embrasser ce monde complexe et anxiogène qui est en train d’advenir autrement qu’en répondant sur le mode de la colère ou du « il n’y a qu’à ». Existe-t-il une autre voie ?
Éléments de réponse avec Didier Eribon et Béatrice Delvaux, le 27 avril, à Bozar.
* L’interview que nous a accordée Béatrice Delvaux a été réalisée avant le second tour de l’élection présidentielle.