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Le souffle de l'artiste

Entretien avec Ana Torfs

Ce fut un coup dur pour l'artiste Ana Torfs lorsque sa toute nouvelle exposition à BOZAR a dû fermer ses portes après une seule journée en raison de la crise sanitaire. Après les préparatifs de l'exposition, le confinement l’a renvoyée à ses chaussures de marche et son vélo. Heureusement, les installations envoûtantes de The Magician & the Surgeon – à la fois facilement accessibles et riches de multiples sens – sont maintenant à nouveau ouvertes au public. Entrevue avec l'artiste.

Cette exposition a lieu 20 ans après votre première exposition en solo à BOZAR – quels souvenirs gardez-vous de celle-ci ?

Du mentir-faux était surtout ma première exposition en solo à Bruxelles, la ville où je vis depuis 1986, quand j’ai commencé mes études de cinéma à Sint-Lukas. J’en garde des souvenirs très forts. C’était la première fois que je travaillais avec des projections de diapositives, avec une actrice exceptionnelle qui est décédée un an plus tard d’une leucémie. Moi-même, en août 1999, j’avais fait une grave chute d’une échelle et passé trois mois à l’hôpital. Du mentir-faux, l’installation et l’exposition éponyme, était mon premier projet après cet accident.

Quels sont vos premiers souvenirs à BOZAR ?

Le plus ancien remonte sans doute à Au Cœur du Maelström/In de Maalstroom (1986), l’exposition d’adieu à Karel Geirlandt, alors directeur de la Société des expositions du Palais des Beaux-Arts. Elle avait été mise en place notamment par le jeune Chris Dercon, qui était à l’époque l’un de mes professeurs à Sint-Lukas à Bruxelles. Lors de cette exposition, j’ai vu pour la première fois une œuvre de James Coleman, Living and Presumed Dead, qui m’a profondément impressionnée.

Je me souviens aussi de l’exposition de Jan Vercruysse (1988), où j’ai vu pour la première fois toute une série de ses « atopies ». Il y a aussi eu la magnifique exposition Azetta (2000) sur l’art des femmes berbères, dans une scénographie de Zaha Hadid. Mais je me souviens aussi très bien des expositions de Franciska Lambrechts, avec une superbe installation filmique (Dialogues, 1996), et de celle d’Elaine Reichek avec son artisanat en point de croix (Chez soi et dans le monde, 2000).

Ana Torfs, “The Magician & the Surgeon”, Bozar, 2020 © Ana Torfs

La première œuvre que l’on croise en entrant est When You Whistle, It Makes Air Come Out (2019). Pourriez-vous en dire plus sur la source surprenante de cette installation ?

Début 2018, j’ai lu le livre La Causalité physique chez l’enfant (1927) du psychologue suisse Jean Piaget, qui m’a fascinée à tel point que pendant les vacances de Pâques, je réalisais déjà les enregistrements avec un vieux projecteur dans lequel je devais glisser les mots lettre par lettre. Les réponses que les enfants formulent à des questions telles que « de quoi est fait le vent », « d’où vient le vent », « que se passe-t-il quand on souffle » ou « d’où vient l’air qui se trouve dans la bouche » sont aussi innocentes que surprenantes.

J’ai ajouté ma respiration au montage une année plus tard. Cette respiration est importante, c’est celle de l’artiste qui donne vie à quelque chose de mort. Littéralement grâce à la respiration vivante, mais aussi grâce à la technique d’animation des images photographiques de Sideshow (2019). Cette technique se retrouve aussi dans l’œuvre The Shadow Is Black and in the Darkness It Can’t Show (2019), où un personnage entièrement vêtu de noir essaie sans succès de donner vie à une poupée.

Le long monologue d’Écho dans Echo’s Bones/Were Turned to Stone (2020) est constitué d’un éventail de références presque innombrables. Pourriez-vous nous en dire plus sur la manière dont cette toile (chute d’eau) de références a vu le jour ?

Je collectionne depuis des années des extraits de texte en lisant. Et depuis des années aussi, je souhaite en faire quelque chose. Combiner ces notes comme un puzzle a représenté un réel travail d’écriture dans lequel la répétition joue un rôle important, même si tous les éléments sont des extraits de textes trouvés que j’ai classés de manière anaphorique.

Ana Torfs, “The Magician & the Surgeon”, Bozar, 2020 © Ana Torfs

Il est important qu’il ne s’agisse pas simplement de texte. C’est un monologue pour voix féminine (l’actrice Caroline Daish) qui donne vie au texte avec un personnage qui, entre les énumérations sans fin d’anecdotes tirées de la vie d’artistes, compositeurs, écrivains et cinéastes morts, soupire et gémit. Les premières notes de ce monologue remontent à 2016.

Je pense que je n’ai encore jamais filé une toile aussi grande. Depuis longtemps, je voulais utiliser l’écriture, comme dans une œuvre de 2020 (Elective Affinities/The Truth of Masks & Tables of Affinities), où le texte se trouvait sur des tables de lecture comme une sorte de livre en devenir. Cette fois-ci, je voulais vraiment donner vie au texte à travers une voix. La nymphe Écho du mythe grec, qui ne pouvait que répéter ce que d’autres disaient, est d’ailleurs essentielle pour comprendre mon œuvre : la répétition, la place de la voix, la réutilisation de textes et parfois d’images existants.

Ana Torfs, “The Magician & the Surgeon”, Bozar, 2020 © Ana Torfs

En conséquence de la crise du coronavirus, nous avons dû sortir de notre routine, abandonner notre course quotidienne. L’art fait la même chose, mais dans votre œuvre, c’est encore plus présent : elle impose au spectateur sa propre temporalité. Est-elle voulue, cette courbure du temps ?

Je n’avais jamais pensé à cela, pour être honnête. La lenteur se trouve à la fois dans l’œuvre et dans mon processus de travail. J’ai besoin de temps pour créer quelque chose. J’effectue de nombreux tests. J’aime laisser les choses se cristalliser lentement d’une manière très organique et associative. Je ne sais jamais où je vais finir lorsque j’entame une nouvelle œuvre, et elle peut encore évoluer jusqu’à la veille du vernissage…

Pendant le confinement, vous êtes devenue active sur Instagram d’une très belle façon. Un lieu idéal pour un artiste qui aime fouiller dans un océan d’informations, de références et de découvertes. Mais « l’instantané » n’est pas un concept que nous associons à votre œuvre soignée et réfléchie. Quelle est votre expérience de ce réseau ?

Mon attirance pour Instagram a sans doute été une réaction au vide qui a suivi la fermeture de mon exposition The Magician & the Surgeon, le lendemain du vernissage. L’instantané, cela ne me ressemble pas trop, en effet… Il y a des choses fascinantes sur Instagram, mais je ne sais pas toujours comment m’en servir.